Quatre ans après le début de la crise sanitaire, la progression de l’absentéisme invite à reconsidérer l’attention portée aux collaboratrices et collaborateurs au sein de l’entreprise.
Prendre soin de ses équipes pour qu’elles prennent soin des clients : c’est dans le secteur de l’hôtellerie, au sein du groupe Accor, qu’est née la notion de « symétrie des attentions » il y a une vingtaine d’années. « Au moment de créer la marque Suitehotel (aujourd’hui Novotel Suites), Accor a souhaité placer très haut la barre de la qualité de la relation de service, rappelle Benoît Meyronin, directeur général de Korus Group Consulting et professeur à Grenoble École de Management. Avec une conviction : pour favoriser le plein engagement des équipes au service des clients, le management et les services supports devaient eux aussi produire une qualité d’attention à l’autre. Cela s’est notamment traduit par des mesures simples mais très symboliques, comme le fait de ne pas appeler un hôtelier avant 9h ou après 17h, périodes de check-out et de check-in. »
Depuis, le concept a fait école et l’attention portée à « l’expérience collaborateur », expression forgée par symétrie sur « l’expérience client », est devenue une préoccupation RH à part entière dans tous les secteurs d’activités : l’entreprise s’attache à créer les conditions d’une bonne qualité de vie au travail, via une politique RH adaptée et en s’appuyant sur les managers, acteurs clés de la symétrie des attentions, puisqu’ils sont les premiers à devoir incarner, au quotidien, les postures relationnelles vertueuses (écoute, disponibilité, soutien…) vis-à-vis de leurs équipes, dans l’espoir que celles-ci soignent à leur tour la relation avec le client.
Le Covid : un moment de bascule
Mais en 2020, un virus a complexifié la donne. La crise sanitaire a entraîné des transformations dans l’organisation du travail, avec le développement du mode de travail hybride, mais aussi révélé des aspirations profondes et durables chez les salariés : un meilleur équilibre des temps de vie privée / vie professionnelle, un besoin de sens et de reconnaissance au travail, davantage de confiance au détriment du carcan des process. Au plus fort du choc organisationnel, dans beaucoup d’entreprises, les équipes « sur le terrain » n’avaient-elles pas démontré leur capacité à s’adapter avec pragmatisme ?
Dans un premier temps, la crise sanitaire a ainsi provoqué une prise de conscience et l’on promettait un « monde d’après » plus attentif à l’humain, notamment en entreprise. Pourtant, près de quatre ans plus tard, la hausse de l’absentéisme trahit une forme de malaise. Selon le 15e baromètre de l’absentéisme et de l’engagement Ayming/AG2R La Mondiale, publié en septembre 2023, 47% des salariés français ont eu au moins une absence en 2022 (vs 35% en 2019). L’absentéisme 2022 est par ailleurs marqué par une hausse des absences d’une durée de 4 à 7 jours, multipliées par 2,3 en un an. En outre, tous les secteurs – hormis celui de la santé – ont vu leur taux d’absentéisme augmenter. « Le Covid a accéléré des tendances sous-jacentes, analyse Benoît Meyronin. Ce qu’il a révélé dans le rapport au travail est le résultat d’un long cheminement. Le travail reste important dans la construction de l’identité et le besoin de reconnaissance mais, les études le montrent, il n’a plus dans la vie la place centrale qu’il tenait il y a trente ans. »
Résultat : de plus en plus d’entreprises ont du mal à attirer, engager et fidéliser leurs salariés. Et ce, d’autant plus que le chômage recule, faisant évoluer le rapport de forces en faveur de ces derniers. Face aux nouvelles attentes des salariés, et alors que les tensions persistent sur le marché de l’emploi, améliorer la qualité de l’expérience collaborateur est donc plus que jamais à l’ordre du jour.
L’éthique du care répond à 4 besoins fondamentaux
Dans une analyse publiée en juillet 2022 par la Fondation Jean-Jaurès, Romain Bendavid, directeur de l’Expertise Corporate & Work Experience au département Opinion de l’Ifop, se montre optimiste : « Les chances de succès de ces nouvelles aspirations dépendent fortement du degré d’attention que leur portent les employeurs. Or, phénomène assez rare au sein de la sphère professionnelle, les planètes semblent « alignées » entre les différentes parties prenantes. Les dirigeants sont ainsi en grande partie convaincus du bien-fondé de ces attentes. Ils semblent avoir intégré le fait que des salariés épanouis seront non seulement plus productifs, mais aussi davantage fidèles à leur employeur dans une période où, dans de nombreux secteurs, ils rencontrent des difficultés à attirer des talents et doivent déployer des trésors de créativité pour rendre leur « marque employeur » attractive. »
Dans un nombre croissant d’entreprises, le management par le care se développe à la faveur de cet alignement des planètes : « L’idée est d’aller un cran plus loin que la symétrie des attentions en replaçant vraiment l’humain au cœur de l’entreprise, explique Benoît Meyronin. La démarche s’inspire de l’éthique du care, qu’on traduit parfois par l’éthique du soin ou de la sollicitude, née aux États-Unis dans les années 80. Elle est fondée sur l’attention à l’autre et plus largement à ce qui nous entoure, et prend en compte quatre besoins fondamentaux de l’être humain : la confiance, l’écoute, la reconnaissance et le pouvoir d’agir. » Directeur régional TGV chez SNCF, Jean-Christophe Foucrit fonde depuis longtemps déjà son management sur le sens et l’attention à l’autre. Rompu aux modèles de la sociocratie et du servant leadership, il mène depuis 2017 un programme de transformation managériale au sein de l’établissement TGV Rhône-Alpes qu’il dirige (800 personnes).
« Comment tu vas ? »
La démarche a d’abord mis en mouvement une douzaine de volontaires de différents métiers et niveaux hiérarchiques, avant de s’étendre progressivement. Un accompagnement de formations et de coaching invite les managers à changer de regard sur les autres et sur leur propre rôle : leur valeur ajoutée est de permettre à leurs collaborateurs de se développer. « Tout le travail que je fais avec les managers, c’est les amener à accepter la complexité. Les entreprises ont trop mis l’accent sur les processus et pas sur les hommes. On oublie qu’une entreprise, c’est d’abord un collectif qui cherche à se développer et à vivre. À cet égard, la crise du Covid, qui a favorisé comme jamais l’introspection, a réveillé les consciences. » Dans ses bilatérales mensuelles avec ses N-1, qui commencent par « Comment tu vas ? », Jean-Christophe Foucrit ne parle pas business – il y a d’autres instances pour cela – mais relations humaines. Sept ans après le lancement de la démarche, l’établissement TGV Rhône-Alpes a le meilleur taux d’engagement des établissements TGV ; l’absentéisme et l’accidentologie ont diminué. « Les espaces de discussion que la démarche a créés sont des outils de transformation. Avoir la curiosité de l’autre peut être générateur de puissance. » Pas étonnant alors que curiosité et care partagent une étymologie latine commune : curius, « qui s’inquiète de, qui a grand soin de ».
Dans le « monde d’après », l’attention sincère portée aux femmes et aux hommes dans l’entreprise pourrait bien être la clé pour parvenir encore à attirer, fidéliser et engager durablement les talents au service des clients.