le 10 février 2022
Isolement au travail : le distanciel n’explique pas tout
6 salariés sur 10 disaient qu’il leur arrivait de se sentir isolés au sein de leur entreprise selon le baromètre Paris Workplace de 2019… La crise et le télétravail étant passés par là, la situation aurait pu empirer, mais au final, il semblerait que la distance physique ne soit pas un facteur d’isolement au travail, du moins pas à elle seule. Alors qu’est-ce réellement que l’isolement professionnel, comment se repère-t-il et que peut-on faire pour l’atténuer, voire l’éliminer ?

L’isolement professionnel, qu’est-ce que c’est ?

« Si le salarié est en lien avec d’autres, ses pairs ou son manager, qu’il sait qu’il peut obtenir de l’aide de leur part, même s’il n’est pas présent physiquement, alors il n’est pas isolé, rassure Caroline Dumas, psychologue et psychothérapeute. Mais quand il n’y a plus la possibilité de demander de l’aide à ses collègues, par exemple dans le cadre d’une placardisation, de harcèlement, de restructuration ou de réorganisation du travail, le collaborateur ne peut compter que sur lui-même. A partir de là, la situation peut vite dégénérer car il n’y a plus d’échanges possibles au sein d’un éventuel collectif, la personne doit faire face seule. » C’est un sentiment qui peut se présenter notamment pour les professions libérales, les indépendants, les freelances… Mais pas seulement. Caroline Dumas constate en effet que « on se trouve, au sein des entreprises, dans une situation d’individualisation de la performance et dans des formes modernes de management, à travers notamment la gestion des emplois et des carrières, qui produisent de la solitude. »

La situation de travail à domicile durant les confinements a mis en évidence des différences d’attentes chez les salariés.

Pour Benjamin Paty, responsable du Laboratoire d’Ergonomie et Psychologie Appliquée à la Prévention à l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité), tout n’est pas blanc ou noir, c’est surtout le ressenti qui entre en jeu. « La situation de travail à domicile durant les confinements a mis en évidence des différences d’attentes chez les salariés. Pour certains, cela a pu être une mauvaise période. Mais d’autres l’ont plutôt bien vécue parce qu’ils ont réussi à maintenir l’appartenance à un groupe grâce aux outils de communication et à limiter ainsi l’isolement relationnel malgré l’isolement physique. Pour d’autres encore, cela s’est bien passé parce qu’ils ont des attentes moins importantes en termes de relations au travail. Ils considèrent qu’ils sont là avant tout pour réaliser leur travail et moins pour « se faire des amis ». » Ce qui peut, en revanche, poser problème du côté du collectif : certes, la personne n’est pas en souffrance, elle considère qu’elle est plus efficace en télétravail, que les échanges avec d’autres collègues peuvent la freiner, mais cela peut être compliqué à gérer. « Pour le manager, s’il n’y a que des personnes qui s’enferment dans leur bureau ou travaillent de chez elles, il n’y a plus d’équipe, et il a l’impression de ne pas faire une partie de son travail, à savoir animer cette équipe », résume Benjamin Paty. D’autant que dans la grande majorité des cas, il existe au travail des relations d’interdépendance : on produit ensemble. L’isolement au travail, outre le fait qu’il peut devenir catastrophique à un niveau individuel, jusqu’à pouvoir mener, selon Caroline Dumas, « à des situations de burnout ou de dépression », risque donc aussi d’handicaper le collectif.

Détecter les signaux d’isolement professionnel

L’isolement n’est pas toujours facile à repérer, car comme l’explique Caroline Dumas, « c’est parfois la famille qui peut détecter les premiers signaux. Cela peut être une personne qui ne parle plus de son travail même pour s’en plaindre, qui commence à avoir des troubles du sommeil, qui rumine… » Et cela d’autant plus lorsque le problème vient de l’entreprise, que la situation est subie, par exemple dans le cadre d’un harcèlement. Heureusement, les collègues et managers peuvent être attentifs à d’autres éléments que décrit Benjamin Paty : « C’est une question de référence par rapport au fonctionnement habituel de la personne. Il peut s’agir de changement d’humeur, d’une porte souvent fermée alors qu’elle l’était rarement avant, de distance prise par rapport à certaines personnes… Il y a aussi des signaux faibles, des choses classiques dans la plupart des risques psychosociaux : irritabilité, angoisse, etc. » Car l’isolement peut être le mal en lui-même, ou un symptôme d’autres difficultés dans le travail.

Comment réagir ?

Comment éviter d’en arriver là, ou corriger la situation quand elle se présente ? Avec des apéros visio, très à la mode ces deux dernières années ? Pas forcément, car d’après Caroline Dumas, « Ils s’inscrivent dans la lignée de la convivialité prescrite en entreprise. On se sent obligé de participer pour ne pas être mal vu. » 

La vraie solution est donc plutôt un management adapté. Non seulement à la situation, mais aussi aux personnes. « Il faut construire de nouveaux indicateurs et former les managers, notamment au management à distance. Et surtout repérer l’origine du problème. Si une personne souhaite télétravailler plus ou s’enferme plus dans son bureau, est-ce pour fuir quelque chose ? Dans ce cas, il faut s’interroger sur ce qui peut être amélioré dans le collectif et l’organisation en place », estime Benjamin Paty. A distance, il est important pour le manager de multiplier les points avec les membres de son équipe, de prendre des nouvelles plus régulièrement, de s’assurer que la charge de travail n’est ni trop importante ni trop légère, etc. Mais surtout, « il faut être complètement transparent, insiste Benjamin Paty, expliquer au salarié que ce n’est pas un manque de confiance, mais qu’on prête attention à sa santé, que parce qu’on le voit moins, il est plus difficile de savoir comment il va. » Dans le cas contraire, ceux qui sont le plus en recherche d’autonomie risquent de percevoir ces points plus fréquents comme un renforcement des contrôles.

De leur côté, les personnes qui se sentent isolées peuvent, avant d’envisager un départ de l’entreprise ou une complète remise en question de leur carrière, faire appel à la médiation ou s’adresser au médecin du travail ou au CSE (Comité social et économique). Car comme le rappelle Caroline Dumas, « Parfois, l’employeur n’a pas conscience de la situation, il se passe des choses au niveau humain qui sont sous-estimées par rapport à l’aspect financier, si l’entreprise est en difficulté notamment. La médiation peut alors être utile. »

Que ce soit à distance ou en présentiel, il ne faut pas laisser s’envenimer une situation d’isolement au travail, et prendre des mesures pour en identifier et éradiquer les causes.